CHAPITRE VINGT-SIX

L’essentiel des récompenses

Après une descente sinueuse vers la mer et quelques manœuvres incertaines dans de petites rues que je sentais menaçantes, je suis entré avec soulagement dans le premier parking que j’ai trouvé, celui de la gare de Monte-Carlo. En sortant, j’ai essayé de repérer à peu près où je me situais, pour pouvoir y revenir tout seul (mon instinct vaut ce qu’il vaut, mais il me disait que je ne trinquerais peut-être pas ici avec de vieux soûlots sympathiques et accueillants comme à Cadenet, par ici l’ami, il me reste un bout de baguette). J’étais boulevard de la Princesse Charlotte. On n’en trouve pas dans tous les patelins, ça pose sa gare. En me dirigeant au jugé vers ce qui me paraissait être le cœur rutilant de la ville, j’ai enchaîné sur le boulevard de Suisse, on reste entre potes. Je suis passé plus loin devant l’hôtel Hermitage  – ce qu’on peut appeler un bel hôtel quand on a la critique facile. Puis je suis arrivé sur la place du Casino. Je me suis assis à la terrasse du Café de Paris, seul cradingue tordu parmi les golfeurs en repos et les guindées haut perchées, seule tache noire parmi le rose, le camel et l’écru, et j’ai commandé un citron pressé. Je m’incruste.

Il faisait bon. La ville entière semblait non pas chauffée, mais climatisée, aseptisée. Tout baignait dans une sorte de douceur artificielle, une atmosphère pastel accentuée par la couleur des bâtiments, omniprésente comme un parfum écœurant, qui nauséait entre l’ocre, l’orangé, le saumoné. C’était d’ailleurs la seule chose ici qui ressemblait à un parfum, mis à part les effluves lourds de Dior et de Chanel : dans cet air filtré, il n’y avait pas d’odeurs, ni fleurs, arbres, oxygène de province, ni gaz carbonique malsain mais réconfortant, ni même l’odeur de la mer toute proche, iode, algues et tutti quanti. Pas de commerces non plus, de commerces ordinaires, depuis la gare je n’étais passé que devant des boutiques scintillantes, or et noir, d’où émanait paradoxalement une impression de toc : de l’étalage tape-à-l’œil, de la Rolex et de la Cartier comme sur les trottoirs du Caire, du flacon m’as-tu-vu, de la ceinture en cuir, en alligator. Pas une boulangerie, pas une épicerie, pas un PMU. Quand j’ai demandé au serveur policé, amidonné, si j’avais une chance de trouver un tabac dans le coin, il m’a répondu :

— Oui, bien sûr, vous en avez un dans le petit centre commercial en sous-sol, là-bas.

Une cité pour millionnaires. Des HLM saumon, comme ailleurs. Haut Les Mains, de petites caméras partout. C’en était presque comique, ou presque tragique, selon l’humeur. Mais presque seulement, car en regardant autour de moi (je sirote, pénétré, une gorgée de citron pressé, je repose doucement mon verre sur le rond de papier dentelé, je laisse mes yeux élégants flâner de-ci de-là), je ne voyais que des antiquités humaines apparemment sympathiques, décadentes, détruites mais chic. À la table voisine, un couple usé buvait du champagne, en fin d’après-midi. Elle, blonde Maniatis, avait la tête liftée d’un ballon d’anniversaire, les mains de Mathusalem sur son lit de mort, mais des gestes encore souples et distingués. Lui, vieux barbu vêtu comme à peu près n’importe qui, un pull quelconque à torsades et un pantalon de toile, pas de chaussettes (je n’ai donc pas rêvé, au bout du rouleau, la tiédeur ambiante), mais la classe dans le sang. (D’où vient cette évidence ? Est-ce que j’ai, moi, la classe dans le sang ? Je ne crois pas.) Il a retroussé la manche droite de son pull pour porter sa flûte à ses lèvres, une sorte de gros chancre rosâtre abîmait son avant-bras. Les défauts, les anomalies, les imperfections inévitables sauvent les gens : un chancre rosâtre, des yeux cernés ou des ongles sales, les taches de cercueil sur les mains de Mathusalem, les affaiblissent et les rendent plus touchants. Je me sentais mal ici mais je n’avais même pas envie de tout casser  – de toute façon, si j’avais serré un poing sous la table, trois flics alertés par les caméras me seraient tombés dessus au pas de charge, propulsés hors du QG. Les millionnaires semblaient gentils (dans cette réserve princière, ils étaient entre eux, l’arrogance et les signes extérieurs de domination devenaient superflus), simples, un peu perdus comme tout le monde. Des personnages d’opérette.

J’ai laissé sur la table un billet de dix euros, pour les sept du citron pressé (j’ai toujours ce besoin, irrépressible et dégoûtant, de me faire accepter), et je suis allé chercher des cigarettes dans le centre commercial en sous-sol. Je me suis souvenu de Belle Épine, à Thiais, où ma mère, Marie, nous emmenait parfois, ma sœur Valérie et moi, le samedi après-midi, pour acheter des vêtements de jeunes ; des Quatre-Temps, à la Défense, où je traînais des journées entières en attendant que mon premier amour d’apprenti adulte, Isabelle, ait fini sa journée de boulot dans l’un des magasins, dont j’ai oublié le nom ; de Bercy 2, où nous allions le mercredi, en famille, les premiers mois de la vie d’Ernest, parce que nous pensions que c’était ce qu’il fallait faire, bien s’organiser. Ce centre commercial en sous-sol était beaucoup plus petit, plus calme et plus raffiné, peu vivant, les talons des dames claquaient délicatement sur ce qui paraissait être du marbre, comme les sabots des pur-sang au rond de présentation à Longchamp, pas un éclat de voix ne troublait le piano relaxant qui coulait des haut-parleurs, mais, peut-être à cause de ces souvenirs, c’était pour moi l’endroit le plus chaleureux de la ville, le plus humain  – c’est dire. J’ai pu au moins y acheter des cigarettes.

L’endroit le plus humain et chaleureux de la ville, en fait, je l’ai découvert cinq minutes plus tard. En revenant à la surface, dans la nuit tombante, après de longues secondes d’hébétude bécasse durant lesquelles j’ai pris conscience qu’il n’y avait littéralement rien à faire ici, je suis entré au casino. Pas le grand, le beau, le noble  – dans ma tenue, autant essayer d’y entrer nu (« Monsieur ? ») -, mais l’autre, celui du Café de Paris. Et même là, je n’ai pas osé trop m’avancer. Je me suis arrêté à la première table, à quelques pas de la porte, juste en face du bar. Ça tombait bien, c’était un jeu pour turfistes. (Je suis turfiste, c’est peut-être ma seule certitude.) Au centre d’une grande table ovale, six petits chevaux montés par six petits jockeys aux casaques de couleurs différentes couraient sur un petit hippodrome. Autour, six joueurs pouvaient s’asseoir devant six écrans qui donnaient des informations sur la course, les partants, leurs aptitudes, leur degré de forme, leurs dernières performances, les cotes. Il s’agissait de trouver le gagnant, en misant ce qu’on voulait. Beaucoup de hasard et un peu de logique, parfait. La vie, enfin.

J’avais une centaine d’euros en poche. J’ai décidé que si je gagnais, je dormirais à l’Hermitage, si je perdais, je ramperais des heures dans les rues de Monaco pour trouver un hôtel à peu près bon marché.

J’ai gagné. Pour la première fois de ma vie avec autant de régularité. Je dénichais le gagnant toutes les deux ou trois courses, les autres joueurs pestaient (quel bonheur, égoïste mais grisant, égoïste on s’en fout, de ne pas être celui qui peste), le doigt doux de Dieu me caressait la fontanelle. J’aimais être ici  – j’aurais aimé être ici même si j’avais perdu, je pense  –, comme dans un bistrot parisien, comme sur un vrai champ de courses, les hommes et les femmes se laissaient aller, grognaient et riaient, serraient les dents, fragiles et fluctuants, il n’était question ni de prudence, ni d’apparences, ni d’avenir ni d’argent (quand on gagne ou quand on perd, qu’on soit riche ou pauvre, on gagne ou on perd), c’était le bac à sable pour grandes personnes. De temps en temps, après une victoire à belle cote, je faisais trois pas jusqu’au bar pour prendre un verre de Oban. Je baignais dans le plaisir et l’excitation. Sur l’un des tabourets du comptoir, un drôle de type chevelu et barbu, mais sans négligence, mince, genre rocker classe et nonchalant, épuisé, costume vintage et lunettes miroir, buvait de la vodka orange. Je lui en ai offert une avec mon deuxième verre. J’ai touché juste après, la casaque bleue, à dix-huit contre un. Ensuite, chaque fois que je me levais pour demander un whisky, je demandais pour lui une vodka orange, qu’il buvait paisiblement. Il ne cherchait pas à engager la conversation, il ne disait rien, juste « Merci » lorsque je faisais signe au serveur.

Quand je suis parti, au milieu de la nuit, il était toujours sur son tabouret, les yeux invisibles, de l’autre côté des miroirs. J’avais deux mille six cents euros dans mon sac matelot. L’essentiel des récompenses ? J’ai traversé la place pour prendre la direction de l’Hermitage, mais en m’engageant dans la rue qui y menait, j’ai aperçu trois flics qui venaient vers moi, sur le même trottoir, à une cinquantaine de mètres. Instinctivement, j’ai fait demi-tour  – après avoir levé la tête vers la lune et dodeliné rapidement pour montrer que j’avais oublié mon parapluie au restaurant. Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai pressenti les ennuis. Ils allaient me contrôler  – « Qu’est-ce que ce zozo miséreux fout chez nous ? Fais voir ce que t’as dans ton sac, toi. Tiens, tiens... ». J’ai pressé le pas, même si ce n’était pas malin : au pire, ils se mettraient à courir, comme des chiens quand on s’enfuit, au mieux je déclencherais l’alerte rouge sur tous les écrans de surveillance du QG  – « Qu’est-ce que c’est que ce zozo miséreux qui se carapate ? »

Sachant que j’avais commis une erreur en pressant le pas, j’ai accéléré. J’ai pris à gauche au premier coin de rue sans oser regarder en arrière et me suis mis à courir, sur cent bons mètres, juste ce qu’il faut à l’impulsif pour que le sentiment de sa propre crétinerie se propage dans chaque recoin de son cerveau. Je me suis arrêté et j’ai attendu, toujours sans me retourner, statue vivante de l’expectative, l’art est dans la rue. Persuadé qu’une caméra zoomait sur moi, j’ai fait mine de consulter ma montre imaginaire, puis j’ai souri à la nuit monégasque, plein d’indulgence affectueuse envers moi-même, et j’ai repris mon chemin à vitesse normale, j’avais largement le temps d’arriver chez Schlumberger pour le bridge.

Je me suis appuyé de la main sur le premier réverbère pour vérifier quelque chose du côté de ma chaussure gauche, et j’en ai profité pour jeter un coup d’œil de renard derrière moi. Il n’y avait personne. Crétin, Bix.

J’ai pris une grande avenue sur la droite, espérant y avoir l’air moins louche que dans une ruelle sombre à raser les murs, souvent le cadre influe, puis j’ai tourné de nouveau à droite pour me diriger vers la mer. Ça délasse toujours, la mer. Ça remet tout en place.

J’amorçais un virage en épingle à cheveux dont le trottoir était bordé de bandes rouges et blanches quand mes muscles ont cessé de fonctionner. Après trois pas sur mon élan (la route descendait), je me suis, logiquement, immobilisé. Je venais de reconnaître le célèbre virage en épingle à cheveux du Grand Prix de Monaco, que j’avais tant de fois suivi à la télé avec mon père. Le dimanche après-midi, à Sainte-Geneviève-des-Bois, lui assis sur le canapé du salon, moi couché à plat ventre sur le tapis. Sur l’écran, les voitures arrivaient de la gauche, effectuaient le demi-tour très lentement, et repartaient à droite, filmées par une caméra fixe placée en hauteur. Ce moment de la course me plaisait plus que n’importe quel autre, plus encore que le passage à tombeau ouvert sous le tunnel. Ces bombes vrombissantes qui décéléraient soudain pour tourner au ralenti, prudentes et fluides, avant de remettre les gaz à fond, me fascinaient. La possibilité de tout franchir en beauté, peut-être.

Je me suis assis sur le muret, au cœur du virage, de petits palmiers dans le dos. J’avais du mal à admettre que je me trouvais maintenant, seul et abîmé une nuit d’hiver, à l’endroit du circuit que mon père et moi fixions attentivement trente ans plus tôt, dans le confort familier, un peu ennuyeux parfois, de la maison de mon enfance. J’avais été déplacé jusqu’ici. À l’intérieur de la télévision. Pendant le Grand Prix, j’aurais été face à la caméra. Je voyais les voitures rouges, jaunes, bleues, me tourner autour en silence. Je sentais le muret froid sous mes cuisses et je nous regardais dans le salon, par transmission inversée des images. Je pensais à mon père, à ma jeunesse  – à la sienne aussi, après tout.

Il devait être très tard, car toutes les fenêtres des immeubles étaient éteintes, et je n’avais pas vu un passant ni une voiture depuis que j’avais fui les trois flics dangereux. C’est ce que j’étais en train de me dire lorsque j’ai entendu le bruit d’un moteur. Je me suis retourné, une Audi noire descendait Elle a pris le virage devant moi à très faible allure, comme les Formule 1. Seule à l’intérieur, la conductrice, une blonde aux cheveux courts, ne m’a pas quitté des yeux pendant les cent quatre-vingts degrés, comme si elle était en pilote automatique.

Elle s’est garée juste après la sortie de la courbe, le long de la bordure rouge et blanche du trottoir, m’a dévisagé encore quelques instants, puis elle est descendue de voiture en laissant la portière se refermer presque toute seule derrière elle avec le son feutré d’un gros coussin de velours qui tombe sur un parquet ciré, et a traversé calmement la route pour venir jusqu’à moi, interdit.